Publié par Gaia - Dreuz le 8 mars 2021

Source : Marianne

La maison d’édition Meulenhoff a confié la traduction de poétesse Amanda Gorman à l’écrivain Marieke Lucas Rijneveld. Problème ? Elle n’est pas noire.

Depuis sa déclamation du 20 janvier à l’investiture de Joe Biden, Amanda Gorman, poétesse américaine de 22 ans, connaît une gloire internationale. Ses livres se vendent comme des petits pains avant même d’être sortis et son prochain recueil, qui comprendra le fameux poème du 20 janvier, The Hill we climb, s’apprête à paraître en plusieurs langues. Aux Pays-Bas, c’est Marieke Lucas Rijneveld, auteure et également poétesse, lauréate de l’International Man Booker Prize pour son premier roman Qui sème le vent qui s’est vu confier la mission de le traduire en néerlandais dans le cadre de la publication d’un recueil à paraître le 20 mars prochain. Elle s’en était réjouie le 23 février sur les réseaux sociaux, jusqu’à ce que la pression d’une intersectionnalité version néerlandaise ne se mette en travers de sa route et érige une barrière entre elle et l’œuvre à traduire.

Le 25 février, dans le journal Volkskrant, Janice Deul, une journaliste et militante néerlandaise noire, a exprimé son indignation devant le choix de la maison d’édition Meulenhoff. Pour elle, ce choix est « incompréhensible ». Parce que Marieke Lucas Rijneveld écrit comme un manche ? Parce qu’elle ne sait pas traduire ? Parce que ses connaissances en poésie anglaise laissent à désirer ? Non. Parce qu’elle est blanche, et qu’Amanda Gorman est noire. Parce qu’elle est non-binaire, et qu’Amanda Gorman est une femme. Et parce qu’il existe des traductrices noires, et que c’est à elles que doit revenir ce genre de travaux, explique la militante. « Un choix incompréhensible selon moi et selon de nombreux autres qui ont exprimé leur douleur, leur frustration, leur colère et leur déception sur les réseaux sociaux », s’est-elle indignée.

LA TRADUCTRICE BAT EN RETRAITE

« Nous ne nous laisserons pas convaincre de reculer, ni ne nous laisserons interrompre par l’intimidation, parce que nous savons que notre inaction et notre inertie seraient l’héritage de la prochaine génération, que nos fautes deviendraient leur fardeau », écrit Amanda Gorman dans son poème – et c’est pourtant exactement ce qu’a fait Marieke Lucas Rijneveld, qui devant cette mise en doute de sa légitimité a battu en retraite et a annoncé en hâte qu’elle renonçait à traduire. « Je comprends ceux qui se sentent blessés par le choix de Meulenhoff de me solliciter » a-t-elle expliqué sur Twitter. Amanda Gorman elle-même avait pourtant approuvé ce choix de traductrice. Reste à savoir si la maison d’édition, comme le recommande Janice Deul, engagera à sa place « une artiste de l’oralité, jeune, qui soit une femme et assume d’être noire ».

Faut-il, pour avoir le « droit moral » de traduire un auteur, être en tout point son semblable ? Faut-il avoir une essence commune, tel un clone dont les compétences n’auraient plus aucune importance au bénéfice de son apparence physique et sociale ? Michel Volkovitch, auteur et traducteur littéraire et lauréat de plusieurs prix de traduction, notamment d’œuvres poétiques, interrogé par téléphone, se dit ulcéré par ce qu’il qualifie de « nouveau courant décolonialiste » qu’il estime être une manifestation de racisme inversé. « Je trouve indigne que l’on veuille interdire à quelqu’un de traduire à cause de son sexe ou de sa couleur. Un tas de livres écrits par des hommes ont été traduits par des femmes, qui sont d’ailleurs majoritaires dans la profession, par exemple. » Pour lui, le phénomène n’est qu’une manifestation « très marginale montée en épingle par les médias », une « poussée de fièvre liée à un mouvement profondément légitime et nécessaire, l’antiracisme, mais qui génère des excès ».

LOUS AND THE YAKUZA TRADUIRA LE TEXTE EN FRANÇAIS

En France, ce sont les éditions Fayard qui ont acquis les droits de traduction de The hill we climb. Elles ont confié le bébé à Lous and the yakuza, auteure-compositrice-interprète belgo-congolaise, qui si elle n’a pas encore publié de traduction, a été nommée aux victoires de la musique et ne risque pas de déclencher le même genre de polémique qu’aux Pays Bas puisqu’elle est noire, femme et jeune (et mannequin, comme Amanda Gorman).

En Espagne, la maison d’édition Lumen a confié la traduction de l’œuvre à la poétesse, écrivaine et traductrice Nuria Barrios, dont il ne semble pas que la légitimité ait été contestée malgré la pâleur de sa peau et le fait qu’elle ait quasiment l’âge d’être la grand-mère d’Amanda Gorman (elle est née en 1962).

LE MESSAGE D’AMANDA GORMAN TRAHI

Nul ne peut nier que le monde de l’édition, comme la plupart des secteurs professionnels, peut encore et toujours, doit encore et toujours, s’ouvrir à la diversité. Que là comme ailleurs, la discrimination est intolérable et que donner du travail et des contrats d’édition à des auteurs ou des traducteurs en fonction de leur couleur de peau est parfaitement inacceptable. L’intimidation à laquelle a été soumise l’auteure qui ne traduira pas le poème d’Amanda Gorman s’inscrit dans un mouvement plus large, selon lequel l’identité ressentie prime sur tout le reste : l’expérience, la compétence, les actes.

Cette polémique autour d’une traduction n’est qu’un avatar d’un phénomène montant en Occident, où sous le prétexte d’inclusion d’une catégorie de personnes – ici les femmes noires – il convient d’exclure toutes les autres, de refuser le partage d’expérience et de cultiver jalousement les différences au lieu de les surmonter. Dans certaines universités américaine, l’une des manifestations de cette tendance s’exprime lorsque des étudiants de couleur réclament des espaces non-mixtes pour ne pas avoir à côtoyer des blancs. On constate cette même dérive en France avec le développement des ateliers en « non mixité » dans le cadre des luttes féministes.

« Nous comblons le fossé, parce que nous savons que pour donner la priorité à notre avenir, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir nous ouvrir les bras », écrit Amanda Gorman. L’ironie de l’anecdote est que contrairement à ce poème plein d’espoir, la démarche communautariste visant à empêcher une personne blanche de transmettre les mots d’une personne noire n’a rien à voir avec la justice ou la réconciliation mais avec la division, la séparation, et de refus de l’altérité. En bref : la ségrégation.

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