Publié par Pierre Lurçat le 7 avril 2021

J’ai le plaisir d’annoncer la parution de mon livre Seuls dans l’Arche, Israël laboratoire du monde. Réflexion menée entre mars 2020 et mars 2021, ce livre aborde la crise mondiale provoquée par la pandémie du Covid-19 sous l’angle inédit de la double tradition juive et occidentale, nourri de la lecture de rabbins et de philosophes, de sociologues et de poètes.

Pour “sortir de l’Arche” et retrouver nos libertés, mises à mal par les politiques anti-Covid, il faut au préalable retrouver l’idée même de la liberté humaine, qui n’est pas seulement la liberté individuelle ou la protection de la confidentialité des données, auxquelles elle se réduit trop souvent aujourd’hui.

Il s’agit, bien plus fondamentalement, du libre-arbitre, mis à mal par des décennies d’assauts répétés venant des tenants d’une définition mécaniste de l’homme, considéré tantôt comme un système neuronal, tantôt comme un animal un peu plus évolué (thèse de Yuval Harari dans Homo Sapiens). Pour que la “sortie de l’Arche” ait un sens, il faut repenser l’homme, afin de refonder le monde sur de nouvelles bases plus solides. 

Il s’agit en effet de la définition même de l’homme et de sa spécificité, qu’il est urgent de réaffirmer aujourd’hui. Si Israël est aujourd’hui devenu le phare d’une humanité malade, pionnier de la vaccination et de la sortie de crise, ce n’est pas un hasard. Le monde attend en effet d’Israël – au-delà d’un modèle sanitaire – qu’il réaffirme la vieille parole venue du Sinaï.

Confinés depuis un an dans l’Arche, nous espérons entrevoir la colombe porteuse de la branche d’olivier qui annoncera la décrue puis la fin du Déluge et le retour sur la terre ferme et chaleureuse, augurant d’un nouveau départ pour une humanité plus juste et plus confiante.

Préambule

“La terre, comme Arche originelle, ne se meut pas”

E. Husserl

“Il y a un monde en face de nous, un monde plus vaste que la parole”

Y. Bonnefoy

Chaque grande crise est l’occasion d’une réflexion renouvelée sur les questions premières, trop souvent oubliées dans le train quotidien des affaires du monde. Elle est aussi, comme l’avait pressenti le rabbin Avraham Kook, pendant le cataclysme de la Première Guerre mondiale, la possibilité de faire émerger un monde nouveau. (“Le désastre actuel prépare un profond renouvellement”, écrivait-il alors) (1). Dans la profusion de réflexions suscitées par la crise actuelle du Coronavirus, qui ébranle les “fondements de la terre”, nous voudrions esquisser le chemin d’une pensée qui envisage celle-ci non pas seulement comme une crise sanitaire, économique ou politique, mais aussi comme une crise touchant au rapport de l’homme au monde.

Car c’est bien de cela qu’il est question, lorsque des milliards d’êtres humains sont confinés en même temps, dans l’espace réduit de leur habitation, et amenés – chacun à sa manière et avec ses propres outils de pensée – à s’interroger sur sa relation à la vie, au monde et à la terre commune. Or c’est précisément cette évidence qui semble aujourd’hui se dérober à nous : avons nous encore une terre, ou un monde commun ? Et avec quel langage commun pouvons-nous encore appréhender ce monde et dire ce que chacun ressent confusément, dans une langue qui soit compréhensible de tous ? C’est sous la double égide d’un poète et d’un philosophe que ces réflexions sont placées : parce que ce sont eux qui sont sans doute, de notre point de vue, les plus à même de nous permettre de réfléchir aux enjeux d’une crise qui affecte notre rapport au monde, plus que les économistes et les scientifiques, auxquels les médias donnent généreusement la parole.

Le texte du philosophe Edmund Husserl, “la terre ne se meut pas”, est à la fois célèbre et rarement étudié. Rédigé en 1934, donc après l’arrivée au pouvoir des nazis, il s’agit d’un brouillon écrit en l’espace de trois jours par le philosophe, sous-titré “Renversement de la doctrine copernicienne dans l’interprétation de la vision habituelle du monde. L’arche originelle (Urarche) Terre ne se meut pas”. Le mot arche n’a pas été choisi au hasard par Husserl, philosophe d’origine juive, comme le fait remarquer Éric Marty : “Il faut l’entendre dans sa littéralité, dans son origine judaïque, qui nous plonge dans la Genèse, dans l’aventure de Noé et de la refondation de l’humanité qui succède au Déluge” (2).

Marty rapproche le texte de Husserl d’un fragment de la préface des Plaisirs et les jours, dans lequel Proust évoque lui aussi l’arche de Noé : “Quand j’étais tout enfant, le sort d’aucun personnage de l’histoire sainte ne me semblait aussi misérable que celui de Noé, à cause du déluge qui le tint enfermé dans l’arche pendant quarante jours. Plus tard, je fus souvent malade, et pendant de longs jours je dus rester dans l’arche. Je compris alors que jamais Noé ne put si bien voir le monde que de l’arche, malgré qu’elle fût close et qu’il fît nuit sur terre”. Ces mots de Proust, écrits en 1894, résonnent avec une acuité particulière aujourd’hui, pour tous ceux qui doivent aussi “rester dans l’arche”, confinés entre les murs étroits de leur domicile. Ce n’est pas un hasard si le philosophe autrichien, converti au protestantisme, tout comme l’écrivain français – tous deux d’origine juive – ont choisi la notion biblique d’arche, pour exprimer le fondement inamovible de notre présence au monde.

La phénoménologie de Husserl peut être définie comme une tentative de revenir au monde des choses, au monde réel, “monde d’objets usuels et de valeurs” (3), à contre-courant de la philosophie occidentale qui a depuis plusieurs siècles pris le parti d’un monde idéal, fait d’objets mathématiques, en confondant la description mathématique du monde et sa réalité concrète. Or, si l’arche ne se meut pas, selon Husserl, c’est peut-être pour nous dire que le savoir scientifique, qui décrit le mouvement des planètes, nous parle d’un monde dans lequel l’existence de l’homme n’est qu’un élément accessoire, et quasiment négligeable. Comme l’écrit le physicien François Lurçat, “Du point de vue cosmocentrique, l’importance de nos actions est très relative. Dans la vision anthropocentrique de Jérusalem, au contraire, chacune de nos actions compte” (4).

Selon la première conception, qui est celle d’Aristote et de la pensée grecque en général, il n’y a aucune différence entre les conséquences d’un “grand vent qui dépouille les feuilles des arbres, fait tomber les murs des maisons et noie en mer un navire avec ses voyageurs”. En effet, explique Maïmonide, Aristote n’établit en fait aucune distinction entre “la mort d’une fourmi écrasée par un bœuf et celle d’hommes ensevelis pendant la prière dans une maison qui s’écroule” (5). Dans la conception anthropocentrique hébraïque, au contraire, l’homme a une valeur éminente, car il est créé “à l’image de Dieu” (BeTselem Elohim) et selon le Talmud, “celui qui sauve un homme sauve l’humanité tout entière”. Qui ne peut saisir le gouffre entre ces deux conceptions du monde opposées, alors que chaque être humain voit aujourd’hui sa vie menacée à chaque instant ?

L’homme au centre de l’univers – pour une écologie juive véritable

La crise actuelle, qui affecte chacun de nos actes quotidiens les plus élémentaires, n’est-elle pas ainsi une “revanche” inattendue de la vieille pensée anthropocentrique de Jérusalem sur la vision cosmocentrique, issue des Grecs et de la science moderne, dont le triomphe a été annoncé trop hâtivement ? N’est-il pas urgent dès lors de proclamer de nouveau la centralité de l’homme dans le monde, en lui rendant sa dignité éminente, au lieu de prétendre “sauver la terre” ou la “diversité” animale ou végétale (soucis tout à fait légitimes, mais qui ne peuvent passer avant celui de l’être humain) ? En réalité, les grandes manifestations récentes pour “sauver la Terre” n’attestent nullement d’une conscience véritable du monde, fondée sur une juste reconnaissance de la place (et des devoirs) de l’être humain, mais bien plutôt d’une nouvelle illusion cosmocentrique, dans laquelle l’homme est décrit comme l’ennemi du reste de la création.

La mouvance écologiste actuelle, inspirée dans ses manifestations les plus radicales par le courant de la “Deep ecology”, n’entend nullement préserver la terre pour le bien de l’homme (comme dans le récit biblique du Déluge), mais au contraire permettre à la terre de survivre à la disparition annoncée (ou même souhaitée !) de l’espèce humaine, considérée comme nuisible et préjudiciable. (6) “Le monde est empli d’idées juives devenues folles”, pourrait-on dire en paraphrasant le mot fameux de Chesterton. Ainsi, l’idée juive de sauver (ou de réparer) le monde, le fameux tikkoun Olam, a été détournée de son sens originel et utilisée pour justifier toutes sortes de causes, plus éloignées les unes que les autres de l’esprit et de la lettre de la tradition hébraïque (7). Une écologie authentiquement inspirée par la tradition hébraïque devrait se fonder sur la place centrale de l’homme dans l’univers, et non sur sa négation, car la prétention de sauver le monde contre l’homme participe de la “perte du monde” et non de sa rédemption.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Pierre Lurçat pour Dreuz.info.

Notes

  • (1) Cité par Yossef Ben Shlomo, Introduction à la pensée du rav Kook, Cerf, p. 15.
  • (2) E. Marty, “La terre comme arche”, repris dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard 2002.
  • (3) E. Lévinas, Théorie de l’intuition dans la phénoménologie de Husserl, Vrin 1984, p. 34.
  • (4) François Lurçat, La science suicidaire, Athènes sans Jérusalem, F.X De Guibert 2002 p. 273.
  • (5) Rapporté par Jacob Gordin, “Actualité de Maïmonide”, dans Ecrits, Albin Michel 1995.
  • (6) Voir notamment Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Grasset 1992 et Drieu Godefridi, L’écologisme, nouveau totalitarisme, Texquis 2019.
  • (7) Voir sur ce sujet important le livre de Jonathan Neumann, To heal the World ? How the Jewish Left Corrupts Judaism and Endangers Israel, All Points Books 2018.

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