Publié par Dreuz Info le 12 avril 2021

Le métier de journaliste, et le journalisme disparaissent avec l’ère industrielle. Une nouvelle ère post-industrielle s’impose avec une nouvelle façon de s’informer et d’informer et avec une nouvelle façon aussi de se former et d’être éduqué aux médias numériques. Il en va de l’avenir du « citoyen numérique », de son « identité numérique » au sein de notre civilisation occidentale et surtout de ses libertés démocratiques individuelles.

The profession of journalism, and journalism itself, are disappearing with the industrial era. A new post-industrial era is emerging with a new way of informing and being informed and with a new way of training and being educated in digital media. The future of the “digital citizen”, of his “digital identity” within our western civilization and especially of his individual democratic freedoms are at stake.

Introduction

Il n’y a plus de journaliste ni de journalisme ! Marc-Francois Bernier dans son dernier livre affirme qu’il n’y a plus de journalisme, mais plutôt des journalismes (Bernier, M-F, mars 2021). Il faut aller plus loin dans l’analyse. La révolution numérique associée à Internet permet à chacun d’entre nous d’être devenu son propre média sans carte de presse. Chacun peut ainsi émettre de l’information, des données comme il peut en recevoir. La guerre entre le 4e pouvoir médiatique traditionnel et celui du cinquième pouvoir des gens ordinaires est dans sa phase finale de remplacement. Cela ne plait pas aux capitalistes de connivence associés au GAFAM qui soutiennent les pouvoirs en place en échange de services financiers, des subventions directes ou indirectes, ou d’influence sur des évènements, comme des élections. Ils tentent de maintenir leur pouvoir sur les médias traditionnels propres à l’ère industrielle et sur les médias sociaux et leurs réseaux de développement interindividuel, dans un contexte d’une société civile hétérarchique propre à une société post-industrielle. La reprise en main du 5e pouvoir des gens ordinaires après l’élection de Trump en 2016 est radicale. Le phénomène de remédiation est actif explique Bolter et Grusin (2000). Les nouveaux médias copient, vampirisent, les anciens médias avec une période de complémentarité puis de remplacement. La période que nous traversons explique Servanne Monjour (2018) « s’avère passionnante, car elle fait cohabiter, pour quelque temps, l’analogique et le numérique ». L’appartenance corporative, le langage, l’éthique, la prétention à être le chien de garde de la liberté et de la démocratie n’existe plus. L’ère de l’individu et son prolongement technologique à l’ère de l’ordinateur quantique et de l’intelligence artificielle ne laisse plus de place aux pouvoirs intermédiaires et aux métiers de l’ère industrielle même s’ils coexistent encore un moment. Alors qu’on apprenait depuis les origines le métier sur « le tas », c’est par la formation que le journaliste et le journalisme ont perdu une crédibilité professionnelle et surtout une légitimité. Ils ont disparu même s’ils tendent de survivre grâce aux subventions pour maintenir un pouvoir illusoire d’un passé révolu. C’est dans le secteur de la formation que se trouvait l’avenir du métier de journaliste. On a loupé le coche ! On n’a pas su assumer ce rôle et on s’est perdu en route à cause de l’aveuglement idéologique, des crispations de professionnels qui se sont réfugiées et se sont perdues dans les bras de l’État et des subventions publiques et du corporatisme autojustificateur. La crainte d’Aldous Huxley exprimé dans Le Meilleur des mondes s’est réalisée, la vérité est noyée dans un océan d’insignifiance (Neil Postman, 1985) par la tyrannie du plaisir et de la connivence (Roucaute, 1991).

La formation des journalistes et les enjeux autour de la qualité du contenu de l’information

La sortie du livre d’Ivan Chupin en 2018 sur les écoles du journalisme en France avec une approche sociologique originale nous permet aussi de réagir et de partager une réflexion plus générale sur le journalisme dans cet article. Une réflexion valable aussi pour la presse au Québec et plus largement en Amérique du Nord ou ailleurs dans le monde, car la révolution du numérique n’épargne aucun continent.

Le livre de Chupin est organisé en deux parties. La première partie porte sur « Le triomphe de la scolarisation du journalisme (fin du XIXe siècle-milieu des années 1970, p. 23) ». C’est le temps de la formalisation, de l’organisation, de la réglementation et de l’apparition d’un certain équilibre dans un nouveau système technique (Bertrand Gilles, 1978) associé à l’apparition d’un nouveau métier, le journaliste et à la production de l’information sur rotative. Une production enracinée dans la seconde révolution industrielle qui émerge à partir du XVIIIe siècle. Elle s’appuie elle-même sur la première révolution industrielle, celle du Moyen-Âge et du temps de la typographie de Gutenberg et de la maitrise des voyages sur les eaux et des énergies associées au vent et à la force des hommes.

La seconde partie est « Le temps des crises : dérèglements et nouvelles règles pour la formation des journalistes (Chupin, p. 151) », qui semble exprimer une réaction du « système technique de la presse du quatrième pouvoir traditionnel » à la révolution numérique du « tout-en-un » d’une société post-industrielle émergente qui vient le remplacer. Après une période de copiage, puis de coexistence entre deux périodes, celle de la première révolution industrielle avec la seconde, on assiste à un remplacement au cœur de la société évolutive qui émerge de la société traditionnelle avec en perspective une troisième révolution autour de l’informatique et du numérique. C’est le temps du goulet d’étranglement où le système technique approche de sa fin. Il n’est plus adapté au monde de l’instantané, de la révolution numérique, de l’interactivité, du retour immédiat, et du cinquième pouvoir des gens ordinaires (Éric Le Ray, 2017) rendu possible par cette révolution technologique associée à une révolution sociale. L’équilibre laisse place au déséquilibre avec, en perspective, l’apparition d’un nouveau système technique qui émerge pour retrouver un autre équilibre. Une stabilité utopique, car le changement, la révolution perpétuelle, est la norme à l’image de l’être humain, perfectible, créatif et innovant constamment.

Les journalistes produisent le contenu des médias du quatrième pouvoir attaché au monde industriel. Mais ces journalistes et ces supports ne sont plus adaptés au monde post-industriel du 5e pouvoir des gens ordinaires. On remonte ainsi le temps avec Chupin en exposant les débuts des écoles de journalisme entre 1895 à Paris et 1945. Après la Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 1970 puis 1990, on assiste à l’apparition d’une phase fusionnelle entre formation, profession et formation continue avec la concurrence de l’université, qui se lance également dans la formation des journalistes. L’apparition de la première école en France, au XIXe siècle, est associée, on l’oublie trop souvent, à l’augmentation chez les individus du niveau de scolarité et à une vague d’alphabétisation sans précédent dans l’histoire humaine. Jean-Yves Mollier (2001) nomme cela la révolution silencieuse, celle des mots, de la lecture et de l’écriture, à partir des années 1810 et 1830, où l’école va devenir obligatoire. C’est la période du mouvement de « La connaissance utile », cher à Pierre Albert (1984) et Jean-François Revel (1988), et des débuts d’Émile de Girardin dans la presse, puis de ceux d’Hippolyte-Auguste Marinoni (1923-1904) avec sa rotative qui va permettre l’apparition des médias de masse. Ce dernier débuta chez Girardin, l’auteur de la loi de 1881, sa carrière de mécanicien avant de devenir le « Napoléon de la presse » (Éric Le Ray, 2009) que l’on connaît autour du quotidien Le Petit Journal. Ils sont deux des fondateurs de la presse moderne en Occident.

Pour que la presse se développe, il faut des lecteurs, mais également des auteurs. Ils viennent, dans un premier temps, souvent du monde de la littérature et de la noblesse ou de la haute bourgeoisie qui savent écrire, ce qu’Ivan Chupin traduit par avoir des « dispositions sociales » (Chupin, p. 9). Le recrutement pour les premiers publicistes, ceux qui rendent publique l’information, est donc assez large au départ, puisqu’on peut en apprendre les rudiments du métier « sur le tas » sans passer par une école, et cela pendant près de deux cents ans. C’est encore un peu vrai aujourd’hui. On entre ainsi au cœur de l’objectif de ce livre qui vise, comme l’indique Ivan Chupin, « à comprendre comment le journalisme est parvenu à se scolariser alors même que la plupart des professionnels considéraient à la fin du XIXe siècle qu’il était possible de l’apprendre directement “sur le tas” selon l’expression employée par les acteurs (Chupin, p. 9)», et ce jusqu’à aujourd’hui. Ce fut le cas depuis l’Antiquité chez les Grecs, avec les crieurs qui annonçaient les événements locaux, ou les Romains, avec la tradition écrite avec les Acta Diuma.

On peut regretter dans cet ouvrage un manque de perspective historique pour faire le parallèle avec la crise actuelle du métier de journaliste et les changements technologiques que l’on observe aujourd’hui par rapport à ceux que l’on a connus hier. Le passage chez les « ours » de la presse dite de Gutenberg aux presses à deux couts puis à un cout. La mécanisation des machines à imprimer avec Koenig et Bauer pour le journal The Time de Londres et l’adaptation de la machine à vapeur puis de l’électricité au processus de production de l’imprimé. Le passage de la mécanique bois à la mécanique fer annonce le passage à la rotative et au papier en bobine et l’émergence des médias de masse issues d’une société de plus en plus évolutive et démocratique. En même temps le passage chez les « singes » des maîtres calligraphes, aux maîtres typographes annonce une association avec les « ours », les maîtres imprimeurs. La tradition américaine à la Benjamin-Franklin de « l’imprimeur journaliste » est connue pour cela. Le passage à la rotative va annoncer aussi le passage de la casse, à la Linotype, puis à la monotype avec la transition vers la photocomposition de première et de seconde génération et enfin le passage à la micro-informatique avec les infographes, les « maîtres de l’image-écran » d’aujourd’hui à l’ère de la « mécanique virtuelle » qui remplace celle du bois et du fer (Le Ray, 2009, 2017).

Grâce à Internet et à la révolution numérique, on remet l’homme dans les conditions de l’oralité où chacun peut communiquer directement en devenant son propre média et être en quelque sorte un journaliste citoyen, alors qu’avant, cette activité était associée aux maîtres de l’écriture (calligraphes) et aux maîtres imprimeurs. Une élite qui avait le droit de porter l’épée comme tout bon aristocrate de la classe ouvrière. On semble ainsi revenir aux sources de la diffusion traditionnelle de transfert de l’information dans le champ de la communication directe grâce à la parole, par l’intermédiaire de chaque individu ordinaire (George Orwell, 1949) et de l’oralité au cœur de la conversation (Gabriel Tarde, 1993). On sort l’individu de l’unique écriture, tout en restant dans le champ de la communication indirecte née justement avec l’écriture pour sortir de l’oralité qui monopolisait toute notre mémoire. Il retourne au premier média naturel chez l’homme, qui est « la parole » dans le contexte d’une communication directe d’avant l’écriture. On retrouve ce phénomène avec Skype, Facebook, Zoom, ce qu’on nomme les médias sociaux. Chacun apporte de l’information et la diffuse dans les médias émergents. On peut comparer ainsi cette période contemporaine à celle de Nathaniel Butter en Angleterre, qui, en 1622, publie le premier hebdomadaire de quatre pages, ou encore en France, avec Théophraste Renaudot, qui publie le premier numéro de sa Gazette le 30 mai 1631. Nathaniel Butter comme Renaudot ne sont pas journalistes, et pour cause, ce métier n’existe pas encore. Ils ou elles viennent de l’inventer. Ce sont de simples citoyens, médecins pour le second. Ils prennent l’initiative de publier leur propre journal grâce à la nouvelle technologie de l’époque : la typographie. Elle fut inventée là aussi par un homme étranger aux métiers de l’imprimerie, une technique d’impression qui nous vient d’Asie : Gutenberg. Il va, par son invention, permettre le remplacement de la calligraphie et des maîtres de l’écriture par les maîtres imprimeurs qui a leur tour vont permettre l’émergence des métiers de l’édition et du journalisme.

Entre société industrielle et société post-industrielle, entre copiage, complémentarité et remplacement, le temps des crises !

Dans le livre d’Ivan Chupin, on y présente l’apparition des écoles professionnelles, en France, à partir de la création du Centre de formation des journalistes, le développement des écoles privées et des formations universitaires dans les années 1960. Puis, en même temps que se développent Internet et le monde postindustriel se développe un autre rapport à la formation et à la production de l’information, et à sa diffusion. Vient « le temps des crises (Chupin, p. 151) ». Crise de croissance, avec l’apparition de nouvelles écoles de journalisme, crise de la concurrence entre les 14 écoles reconnues par la profession et la centaine d’écoles non reconnues (privées comme publiques, écoles comme universités). Crise du rapport de la presse du quatrième pouvoir avec celle du cinquième pouvoir, celle des citoyens ordinaires. Crise du rapport à l’État par rapport à son intervention dans le monde de la presse par l’intermédiaire des subventions aux médias traditionnels du quatrième pouvoir et de ses écoles. Crise aussi du rapport aux syndicats subventionnés et à leur place aujourd’hui alors qu’ils sont nés de l’imprimerie avec l’aide des typographes qui symbolisent cet enracinement du social avec l’Ancien Monde industriel. Remise en cause des modèles de formation attachés à l’ère industrielle aussi et apparition de nouvelles formes de formation attachées à l’ère post-industrielle, où la production de contenu est le fruit d’une collaboration avec les lecteurs/auteurs citoyens ou auditeurs, voire téléspectateurs. C’est enfin la crise technologique autour de la révolution numérique à l’ère d’Internet, de l’intelligence artificielle, de l’ordinateur quantique et des téléphones et des tablettes intelligentes qui ont un impact sur la pratique du journalisme et la formation, mais aussi sur la façon de s’informer.

Un monde hiérarchique vertical avec un centre et des périphéries, j’imprime et je diffuse, se fait remplacer par un monde hétérarchique plus horizontal, d’où émerge un univers de complémentarité où chacun devient son propre média et devient en même temps le centre de production et la périphérie de cette même production d’information. La personne peut ainsi émettre de l’information tout en pouvant en recevoir. Ce qui était réservé aux pouvoirs de médiation des métiers, comme les imprimeurs, les journalistes, les patrons de presse, les éditeurs, les enseignants, issus des révolutions industrielles, du Moyen Âge et celle du XIXe siècle, est rejeté avec la révolution numérique d’aujourd’hui. La démocratisation associée à la révolution technologique post-industrielle du numérique et d’Internet permet aux gens ordinaires de devenir leur propre entrepreneur de l’information et de jouer au journaliste sur Facebook ou Twitter sans avoir suivi de formation dans les écoles de la profession attachées au monde industriel ni détenir une carte de presse. Comme avant, au début de l’apparition de ce nouveau métier !, quand on apprenait sur « le tas ».

Le décalage et la rupture sont là, à notre sens. D’un côté, on a inventé une façon de recueillir de l’information propre aux périodes du Moyen Âge puis du XVIIIe siècle, et enfin jusqu’aux années 1960, vers le milieu et la fin du XXe siècle. Des organisations syndicales se sont développées, un langage, des habitudes, des règles, une éthique (Marc-François Bernier, 2014), des méthodes de travail. Mais ils ne sont plus du tout adaptés à la production de l’information d’aujourd’hui à partir des médias émergents numériques, d’Internet et des technologies numériques mobiles. Par ailleurs nous utilisons de plus en plus quotidiennement l’intelligence artificielle, confrontés que nous sommes à une masse d’informations et de données de plus en plus importante. Si, au XIXe siècle, nous étions à peine un milliard d’individus sur Terre, nous dépassons aujourd’hui les sept milliards, en à peine 100 ans.

L’information plutôt qu’une opinion ! du contenu de qualité plutôt que du contenu médiocre ou des « fakes-news » !

Après une période de copiage puis de complémentarité, les deux mondes, l’industriel et le post-industriel, les deux systèmes techniques sont entrés en guerre, car un système va remplacer l’autre. On accuse l’information venant des médias émergents de ne produire que des « fake news », alors que le problème des fausses informations est vieux comme l’histoire de la presse et de la communication. Elle remonte à l’Empire romain et aux Grecs, voire à la civilisation égyptienne ou à la Préhistoire (Louis-René Nougier, 1988). Donc, bien plus loin que l’apparition du journal, le support d’information d’où provient le mot journaliste, un nom professionnel associé au support de diffusion de l’information, à un métier qui émerge avec la disparition de la figure de « l’écrivain journaliste » au moment de l’affaire Dreyfus (Marie-Françoise Melmou-Montaubin, 2003) à partir d’un « savoir-faire technico-pratique » pour devenir une « discipline », donc une science. Une prétention qui va causer sa perte, comme dans toute science humaine qui n’est pas une science exacte, comme dans la médecine ou la conquête spatiale, par exemple.

Le journalisme n’est cependant pas seulement relié à un support. Car même dans le numérique, Internet ou l’infonuagique, l’enjeu de la qualité du contenu de l’information reste le même. Le rapport à la vérité, au savoir et à la connaissance reste le même, comme on le voit en France avec Médiapart, qui a choisi le modèle du payant dans le tout numérique sans subventions et de revenir au journalisme d’enquêtes et d’investigations. Ce qui cause la perte de crédibilité des journalistes, et des médias en général, est l’importance accordée au message moral, à une idéologie. Au lieu de se concentrer sur les faits et l’information, on diffuse une opinion, des croyances, notre sentiment, les hypothèses et non les faits de l’information. Le journaliste apparaît ainsi plus comme un militant que comme un médiateur d’informations.

La genèse du journalisme à la française est donc le passage, la coexistence, mais aussi les conflits entre un « journalisme de doctrine ou d’opinion » attaché à une tradition française d’un journalisme qui associe politique et littérature (Ferenczi, T. 1993, p. 12) et un « journalisme d’information » qui nous vient des coutumes propres à la presse anglaise et américaine (Ferenczi, T. 1993 pp. 14 -16) qu’on tente dès la fin du XIXe siècle d’acclimater dans la presse française jusqu’à nos jours (voir l’histoire du Petit Journal (1863) qui prend exemple sur le Times de Londres et l’histoire de l’Express à ce sujet qui va s’inspirer de la presse américaine dans les années 1970). La genèse du journalisme contemporain apparaît ainsi paradoxalement en France plutôt comme celle d’une combinaison originale, entre une presse d’information et une presse d’opinion, sous forme d’une résistance à la toute-puissance de l’information face à ce qui est perçu comme une « américanisation » de la profession. Une situation que l’on retrouve au Québec prit dans une double tradition anglaise et française.

Cependant, que le support soit analogique avec le papier, ou numérique à travers l’écran, le support mobile ou sédentaire, la tablette, l’ordinateur, le téléphone ou la liseuse, le rapport au contenu, sa qualité, sa pertinence reste le pilier d’une bonne ou d’une mauvaise information. D’un bon ou d’un mauvais journalisme. On reste donc dépendant de ce contenu pour savoir si l’on satisfait aux exigences démocratiques d’avoir répondu au « droit de savoir » et « d’être informé » (Edwy Plenel, 2013) des citoyens dans une véritable démocratie qui valorise une réelle liberté d’expression limitée par le seul pouvoir judiciaire. Qu’on soit effectivement dans le quatrième pouvoir, associé à l’ère industrielle, ou dans le cinquième pouvoir, associé à l’ère post-industrielle, les limitations de cette liberté d’expression du pouvoir médiatique le sont par le seul pouvoir judiciaire légitime, un pouvoir qui vient en résonance avec le pouvoir exécutif et législatif.

Le retour de l’État et du monopole professionnel

La déréglementation associée à cette crise des supports entraîne de nouvelles règles pour la formation des journalistes même si, comme on l’a vu parfois, cela n’assure pas la qualité du contenu espérée, demandée, attendue, car l’intention non objective et l’absence de neutralité politique ne sont pas là. Le cas du CFPJ ou du CFJ (François Ruffin, 2003) est exemplaire, mais également la concurrence des formations, avec l’intervention de l’État en perspective, notamment à travers les subventions à la presse depuis 1945 et aux écoles de journalisme lors de la crise financière des années 1990. Mais également l’intervention du monde des affaires et de l’argent, qui s’impose partout où l’information (James Gleick, 2011) est reine, et pas seulement en démocratie. La révolution numérique et d’Internet, avec le passage de la société industrielle vers la société post-industrielle, a un coût. « Le renforcement de la technicité des formations (informatisation et essor de l’audiovisuel) conduit les écoles à engager de grandes politiques d’investissement pour pouvoir rester dans la concurrence. (Chupin, p.22 et p 167) »

C’est la faiblesse de ce livre de ne pas insister davantage sur cette révolution du numérique technologique qui impose le renforcement de cette technicité des formations et ces investissements financiers. Elle rend accessible cette pratique ou cette activité à tous, aux gens ordinaires ou chacun devient son propre média, le cinquième pouvoir, et remet en cause l’existence même de l’ensemble des institutions de formation et plus largement la place du métier de journaliste aujourd’hui et sa corporation, comme fondement du quatrième pouvoir. Cela explique aussi ce retour inquiétant de l’État alors que « la profession journalistique a toujours entretenu une distance vis-à-vis de tous types de régulations extérieures au corps » (p. 296).

Plusieurs ouvrages ont traité de cet aspect, dans une presse sans Gutenberg ou bien dans la fin des journaux et l’avenir de l’information ou La presse sur tablette. Les journaux et magazines de demain ? Réussir sa publication numérique ou le journal sans journalistes ou le cinquième pouvoir des gens ordinaires. On ne voit aucune de ces publications dans la bibliographie, alors qu’il y a un impact du numérique sur la formation des journalistes et leur identité. L’investissement en locaux et en matériel coûte cher et nécessite un « retour de l’État » pour aider cette mise à jour, cette restructuration nécessaire de l’industrie avec une tentative de reprise en main des professionnels par « la profession ». Elle fut plus rapide en Amérique, car il y a moins d’intervention de l’État, et la restructuration, le passage au numérique et à une presse en ligne, fut plus radicale. Mais cette intervention de l’État, avec la complicité des professionnels, est faite en vain, car on ne fait que prendre du retard sur une restructuration nécessaire qui devrait suivre l’évolution naturelle du marché de l’information. Il ne s’agit en effet, pas simplement de changements technologiques, mais d’un changement de civilisation. Ce changement de la civilisation de l’imprimé vers celle du numérique provoque l’émergence d’une nouvelle régulation par la profession avec une tentative de maintenir un monopole inutile en réaction. Cette crispation corporative apparaît également en opposition à cette nouvelle façon de produire de l’information en continu, une nouvelle forme de journalisme citoyen, un nouveau métier donc, avec l’émergence de nouvelles écoles et de nouvelles façons de former un journalisme polyvalent, notamment avec le multiplateforme. C’est le journaliste numérique ! (Antheaume, 2016) qui doit maîtriser différentes formes de production d’informations. C’est l’apparition des journalismes (Bernier,M-F, mars 2021). On y associe texte, image, son, vidéo, hypertexte, avec une diffusion immédiatement mondiale, même si l’enjeu est souvent local. Un contexte et une réalité que McLuhan a définis comme étant l’expression d’un « village global » qui se passe dans notre quartier, près de chez nous, tout en étant accessible au niveau mondial. Une révolution technologique accompagnée par une révolution sociale. « À chaque révolution de société correspond une révolution de support de communication » (Michel Serres, 2012)

L’ouvrage contribue aux sciences sociales à plusieurs niveaux, nous explique Chupin dans l’univers franco-français. Sur le plan de la sociologie des professions en perspective avec une sociologie des relations professionnelles, afin d’aborder l’angle de la profession journalistique par la formation. Une sociologie des élites intellectuelles qui explique comment la création et la formation du métier de journaliste se sont retrouvées prises dans des conflits majeurs de l’histoire politique française. Une élite très politisée avec une évolution vers une éthique de la neutralité que l’on recherche encore aujourd’hui (Pierre Péan, Philippe Cohen, 2003). Une étude comparée avec la tradition anglo-saxonne et/ou germanique aurait été la bienvenue. Chupin contribue aux sciences sociales en présentant les politiques publiques de l’enseignement supérieur avec l’emprise ou la collaboration (suivant le regard que l’on porte sur cette relation) du monde économique sous couvert de « professionnalisation ». L’économie de l’information avance plus vite que l’univers des écoles et des universités, ce qui explique l’abandon de ces institutions privées ou publiques par leur profession. « Certains patrons de presse (…) rompent avec une tendance à l’autorégulation (…) et une gestion paritaire des formations (Chupin, p 22)». Cela explique la recherche d’une aide financière auprès de l’État pour remplacer les acteurs professionnels qui sont déjà, par nécessité, ailleurs, avec le flux numérique. Cette association ne fait que ralentir ou renforcer une fin inéluctable des anciens modèles de formation, qui ne sont plus adaptés à la nouvelle réalité de l’information en ligne d’une presse « Pure player ». On présente également une sociologie des sciences et des disciplines avec les enjeux de pouvoir en perspective notamment due à la proximité du journalisme avec le monde politique. « C’est parce qu’il était un outil politique au service d’élite en lutte qu’il a pu prendre toute sa place dans les écoles dès 1899. »

Au final, le lecteur n’est plus un simple consommateur d’information. Alors que comme en politique, il veut que sa voix compte et que les informations répondent à son besoin d’être informé en vérité et non d’être éduqué à une morale ou une idéologie. Il devient exigeant, mais également autant client, donc consommateur d’informations, que producteur d’informations en devenant son propre média (individual is the message) (Le Ray, 2017). Le contenu est devenu ainsi un enjeu pour tout le monde, la responsabilité de tout le monde et de chaque individu. Chacun participe à la production d’une information de qualité ou à une information médiocre. Chacun donc participe aussi à la réalisation d’une formation de qualité ou à une formation médiocre. Comme on dit souvent, il n’y a pas de responsabilité sans liberté ni de liberté sans responsabilité. Il n’y a donc pas d’information de qualité sans volonté d’avoir une information de qualité. C’est la même chose pour la formation, car « la société mérite les médias qu’elle est » (Francis Balle, 2011) de même « elle mérite les écoles ou les instituts de formation que sont ses médias et cette société. Ces écoles ou ces universités forment les producteurs d’informations même si une grande partie sort encore de l’apprentissage « sur le tas » surtout à l’ère post-industrielle. Dans l’intérêt de chacun d’entre nous, pour être bien informés, restons vigilants en maintenant une vraie liberté d’expression, d’opinion et d’information. Elle garantit une vraie diversité de point de vue avec une vraie pluralité médiatique, que les médias soient traditionnels ou numériques. C’est à notre sens la seule garantie au final de produire une information de qualité et, par prolongation, d’avoir une formation de qualité. Le métier de journaliste, et le journalisme disparaissent avec l’ère industrielle. Une nouvelle ère post-industrielle s’impose avec une nouvelle façon de s’informer et d’informer et avec une nouvelle façon aussi de se former et d’être éduqué aux médias numériques. Il en va de l’avenir du « citoyen numérique », de son « identité numérique » au sein de notre civilisation occidentale et surtout de ses libertés démocratiques individuelles.

Éric Le Ray
MA, DEA, Ph. D.
Doctorant en psychopédagogie
Université de Montréal

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Bibliographie

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  • Antheaume, A. (2016). Le journalise numérique. Paris : Éditions Presses de Sciences Po.
  • Balle, F. (2011) Médias et Sociétés – Édition-Presse-Cinéma-Radio-Télévision-Internet. Paris : Éditions Montchrestien – 15e éd.
  • Bernier, M-F. (2021). Les journalismes. Québec : Éditions Les Presses de l’Université Laval
  • Bernier, M-F. (2014). Éthique et déontologie du journalisme. Québec : Éditions Presses de l’Université Laval. 3e édition
  • Bolter, J.D; Grusin, R. (1999). Remediation. Understanding New Media. Cambridge: Éditions The MIT Press.
  • Chupin, I. (2018). Les écoles du journalisme. Les enjeux de la scolarisation d’une profession (1899-2018). Rennes : Éditions Presses universitaires de Rennes.
  • Ferenczi, T. (1993). L’invention du journalisme en France. Paris : Éditions omnibus.
  • Gilles, B. (1978). Histoire des techniques : Technique et civilisations, technique et sciences. Paris : Éditions Gallimard, collection La Pleïade.
  • Gleik, J. (2015). L’information : l’histoire, la théorie, le déluge. Paris : Éditions Cassini pour la version française.
  • Katz, E.; Maigret, É; Dayan, D. (1993). L’héritage de Gabriel Tarde. Un paradigme pour la recherche sur l’opinion et la communication. Hermès, volume 11-12, pages 265 à 274. Paris : Éditions C.N.R.S. https://www.cairn.info/revue-hermes-la-revue-1993-1-page-265.htm
  • Le Ray, E. (2017). Le journal sans journalistes ou le cinquième pouvoir des gens ordinaires. « People is the message ». Les gens sont le message ! Entre copiage, complémentarité et remplacement. Montréal : Éditions Libertés numériques
  • Le Ray, E. (2009). Marinoni. Le fondateur de la presse moderne. (1823-1904). Paris : Éditions L’Harmattan.
  • Melmoux-Montauban, M-F. (2003). L’écrivain-journaliste au XIX siècle : un mutant des lettres. Saint-Étienne : Éditions des Cahiers intempestifs, collection Lieux littéraire.
  • Mollier, J-Y. (2001). La lecture et ses publics à l’époque contemporaine. Essais d’histoire culturelle. Paris : Éditions Presses universitaires de France.
  • Monjour, S. (2018). Mythologies postphotographiques. L’invention littéraire de l’image numérique. Montréal : Éditions Les Presses de l’Université de Montréal.
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  • Orwell, G. (1949). 1984, Nineteen Eighty-Four. Londres: Éditions Secker and Warburg.
  • Péan, P.; Cohen, P. (2003). La Face cachée du Monde : du contre-pouvoir aux abus de pouvoir. Paris : Éditions mille et une nuits.
  • Plenel, E. (2013). Le droit de savoir. Paris : Éditions Don Quichotte.
  • Postman, N. (2010). Se distraire à en mourir. (1re édition EN, 1985). Paris : Éditions Fayard ∕ Pluriel pour l’édition en français.
  • Revel, J-F. (1988). La connaissance inutile. Paris : Éditions Grasset.
  • Serres, M. (2012). Petite Poucette. Paris : Éditions Le Pommier.
  • Roucaute, Y. (1991). Splendeurs et misères des journalistes. Paris : Éditions Calmann-Lévy.
  • Ruffin, F. (2003). Les petits soldats du journalisme. Paris : Éditions Les Arènes.

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