Publié par Gaia - Dreuz le 21 avril 2021

Source : Marianne

L’expert psychiatre Paul Bensussan avait examiné le tueur de Sarah Halimi. En se fondant notamment sur ses conclusions, la justice a déclaré l’assassin irresponsable et l’a exonéré d’un procès. Au cœur de la polémique, très critiqué, il a accepté de répondre aux questions de « Marianne ».

C’est acté depuis mercredi 14 avril : l’affaire Sarah Halimi n’ira jamais jusqu’à une cour d’assises. Ainsi en a décidé la Cour de cassation. Le tueur de la retraitée a en effet été déclaré « irresponsable pénalement ». Selon les différentes expertises rendues au cours de l’instruction, Kobili Traoré était en proie à une bouffée délirante au moment de la commission de son crime, après avoir consommé du cannabis. Depuis, de nombreuses voix s’élèvent pour critiquer un « déni de justice ». Emmanuel Macron lui-même a pris la parole ce lundi dans les colonnes du Figaro pour réclamer un changement législatif : « Décider de prendre des stupéfiants et devenir alors « comme fou » ne devrait pas à mes yeux supprimer votre responsabilité pénale. Sur ce sujet, je souhaite que le garde des Sceaux présente au plus vite un changement de la loi ». Plusieurs parlementaires ont d’ores et déjà élaboré des propositions de loi dans ce sens.

Mis en cause pour avoir été le premier, en collégialité, à rédiger une expertise allant dans le sens d’une irresponsabilité pénale, ciblé y compris par des féministes qui écrivent son nom sur des affiches collées à Paris, l’expert psychiatre Paul Bensussan a décidé de prendre la parole, en exclusivité pour Marianne.

Marianne : Quand et comment êtes-vous intervenu dans le dossier Sarah Halimi ?

Paul Bensussan : Le Professeur Frédéric Rouillon, le Docteur Elisabeth Meyer-Buisan et moi-même avons été désignés en collégialité pour effectuer l’expertise psychiatrique de Kobili Traoré. En avril 2018, Madame Ihuellou, magistrat instructeur, nous demandait l’examen psychiatrique et médico-psychologique du sujet, ainsi que l’étude de l’entier dossier. Nous avons rencontré Monsieur Traoré à deux reprises, en mai et juin 2018 à l’UMD Henri Colin (Unités pour Malades Difficiles, où sont internés les patients psychiatriquement dangereux) et rendu notre rapport le 11 juin 2018.

Quelles ont été vos conclusions ?

Il n’y a eu aucune dissension au sein du collège. Nous avons conclu (à l’instar des autres experts) à une bouffée délirante aiguë, ici marquée par l’apparition soudaine d’un délire de persécution et de possession de nature satanique. Décrite par Magnan en 1866, la bouffée délirante survient typiquement chez un patient exempt de tout trouble psychiatrique (on parle de « coup de tonnerre dans un ciel serein »). Elle constitue fréquemment un mode d’entrée dans un trouble schizophrénique. Ce trouble est l’un des cas les plus consensuels d’irresponsabilité pénale. Il se caractérise par l’apparition soudaine d’idées délirantes et/ou d’hallucinations et/ou d’un discours incohérent et/ou d’un comportement grossièrement désorganisé pendant plus d’un jour et, par définition, moins d’un mois. Ce délire aigu engendre des bouleversements émotionnels et une note confusionnelle, toutes modifications que nous avons retrouvées dans les auditions de l’entourage de Monsieur Traoré.

« Le crime était celui d’un fou, mais son crime était antisémite car dans son délire, il assimilait les juifs au démon. »

Dans les heures qui ont précédé son passage à l’acte, il était halluciné, soliloquait en répondant à des voix imaginaires, inquiétait tout le monde, y compris ses parents, ses voisins maliens qu’il avait séquestrés et qui avaient appelé la police… Il était allé la veille à la mosquée, avait consulté un exorciste, pensait que son beau-père voulait l’empoisonner ou le « marabouter », que l’auxiliaire de vie (d’origine haïtienne) de sa sœur appliquait sur lui des rituels vaudous… Des thèmes et des mécanismes délirants particulièrement riches, une dimension persécutive dominante.

La problématique était ici le rôle possiblement déclencheur du cannabis. L’existence de délires induits par le cannabis est parfaitement établie et leur séméiologie est très comparable à celle présentée par Monsieur Traoré au moment des faits. Mais les taux sanguins de THC retrouvés chez lui étaient faibles à modérés (peu compatibles avec une consommation massive récente) et les idées délirantes ont persisté longtemps après l’arrêt de l’intoxication, alors même que Monsieur Traoré était hospitalisé et traité par antipsychotiques majeurs. Enfin et surtout, croyant trouver l’apaisement dans le fait de fumer, comme il le faisait régulièrement depuis l’âge de 15 ans, il a sans doute précipité l’évolution d’un trouble dont le cannabis n’a été selon nous qu’un co-facteur et non la cause. Nous avons donc conclu à l’irresponsabilité pénale, tout simplement parce qu’elle s’imposait techniquement !

Ce qui ne revenait pas, faut-il le préciser, à occulter la barbarie du passage à l’acte, et moins encore sa dimension antisémite. C’est en s’enfuyant par le balcon de chez les voisins, alors qu’il se croyait poursuivi par les « démons » qu’il est entré par effraction dans l’appartement de Madame Halimi et que l’enchaînement fatal est survenu. Je l’ai souligné dans le rapport comme à la barre de la chambre de l’instruction : en proie à son délire, à la fois agressif et terrorisé, Monsieur Traoré était au moment des faits un baril de poudre. Mais le judaïsme de Madame Attal, la vision du chandelier à sept branches, ont été l’étincelle. Pour le dire simplement : le crime était celui d’un fou, mais son crime était antisémite car dans son délire, il assimilait les juifs au démon. L’indignation de l’opinion publique et de la communauté tient selon moi à l’idée (fausse) que reconnaître la folie et l’irresponsabilité pénale du meurtrier reviendrait à nier la dimension antisémite de son acte. Il faut à ce sujet rappeler que l’arrêt de la Chambre de l’instruction a retenu la culpabilité de Monsieur Traoré, mais aussi la dimension antisémite de son crime.

En quoi vos conclusions s’opposaient-elles à celles de Daniel Zagury, premier expert psychiatre commis par la justice et pour qui le tueur était pénalement responsable de son acte criminel ?

Tout comme nous (et comme les membres du troisième collège d’experts), le Docteur Zagury a conclu à une bouffée délirante aiguë. Mais à la différence de ses confrères, Daniel Zagury, considérant que la consommation de cannabis avait été délibérée et volontaire, estimait que le sujet avait contribué à l’apparition de son trouble mental et ne pouvait donc être exonéré de sa responsabilité. Il le considérait donc comme partiellement responsable de ses actes, retenant une altération (et non une abolition) du discernement et du contrôle de ses actes.

« Le risque de schizophrénie est multiplié par deux avec le cannabis qui passe donc de 1 à 2 %, ce que peu de médecins savent. L’image du cannabis est selon moi dangereusement édulcorée. »

Ce en quoi nous ne pouvions le rejoindre : le sujet n’avait selon nous aucune conscience du fait que le cannabis pouvait le faire délirer, à l’inverse de braqueurs ou de meurtriers sniffant de la cocaïne avant un passage à l’acte, pour se donner « du cœur à l’ouvrage ». Dans ce cas, les toxiques sont alors consommés pour faciliter le passage à l’acte, ce qui n’était pas le cas de Kobili Traoré, submergé par l’efflorescence délirante.

Si l’on comprend bien votre raisonnement, Kobili Traoré ne pouvait pas prévoir que la consommation de cannabis entraînerait une bouffée délirante, donc il n’est pas responsable de ses actes ?

Plus de 70 % des adolescents, de tous milieux sociaux, disent avoir expérimenté la consommation de cannabis. Environ 40 % disent en avoir fumé régulièrement et 10 % sont des consommateurs chroniques. Tous, fort heureusement, ne deviennent pas schizophrènes ! Le risque de schizophrénie est multiplié par deux avec le cannabis qui passe donc de 1 à 2 %, ce que peu de médecins savent. L’image du cannabis, selon moi dangereusement édulcorée, est celle d’une drogue « douce », dont on vante même, aujourd’hui, les vertus thérapeutiques. Faut-il rappeler qu’un ministre de la santé en exercice, il n’y a pas si longtemps, plaidait pour sa dépénalisation ? Comment imaginer qu’un sujet déscolarisé, fumant du cannabis depuis l’âge de 15 ans sans avoir jamais déliré, sache que le cannabis l’expose au risque de schizophrénie ?

Tous les experts s’accordent en effet à dire que Kobili Traoré a été en proie à une bouffée délirante après avoir fumé du cannabis. Il en consommait pourtant régulièrement. Qu’est ce qui explique l’irruption d’une bouffée délirante à cet instant précis ?

Il est impossible de déterminer avec certitude la cause d’une bouffée délirante et il est vrai que le sujet consommait régulièrement du cannabis depuis l’âge de 15 ans, ce qui n’est qu’un facteur favorisant parmi d’autres ; l’épisode délirant peut rester unique, mais c’est un cas de figure théorique, rarement rencontré en pratique clinique. Il est, dans l’immense majorité des cas, une forme de début d’un trouble mental sévère : troubles schizophrénique ou bipolaire.

Je dois ici relever un raccourci singulier dans cette affaire : le postulat selon lequel le trouble délirant a été induit par le cannabis a été répandu par les médias. Il est évident que la consommation de cannabis, sur un terrain fragile, a pu être précipitante. Mais pour affirmer qu’elle en a été l’unique cause, il faudrait être certain que Monsieur Traoré, s’il ne consommait plus jamais de cannabis, ne délirerait plus jamais. Ce que nul ne sait, hormis peut-être les psychiatres traitants qui en ont la charge depuis quatre ans. Rien ne permet d’exclure l’hypothèse que Monsieur Traoré souffre aujourd’hui d’un trouble psychiatrique chronique, dont la bouffée délirante aiguë aurait été la manifestation inaugurale. Si tel n’était pas le cas, il aurait pu être renvoyé en prison dans l’attente de son procès, et non maintenu dans une structure de soins où les places sont comptées.

Les avocats de la partie civile soulignent que Kobili Traoré a menti aux policiers, la nuit des faits, en affirmant que Sarah Halimi voulait se suicider. Cette stratégie n’implique-t-elle pas un degré de lucidité qui va à l’encontre de la bouffée délirante ?

Il ne faut pas confondre un malade mental et un sujet qui n’a plus du tout de cerveau ! Daniel Zagury, pour répondre à cette question, utilise dans son rapport une formule qu’il affectionne : « le délirant ne boit pas le Coca-Cola par l’oreille ». Le crime du sujet psychotique, marqué du sceau de la folie, se caractérise souvent par l’absence de mobile rationnel, de préméditation, l’instantanéité de l’attaque, sa férocité, l’acharnement inutile sur la victime, la multiplicité des coups, mais aussi, une totale indifférence et une absence de remords.

« Il est difficile de nier qu’il existe un antisémitisme arabo-musulman et il n’y a aucune raison de penser que Monsieur Traoré, en pleine bouffée délirante, puisse y demeurer imperméable. »

Toutefois, même chez les plus grands psychotiques, la valeur cathartique du passage à l’acte peut se traduire, immédiatement après, par une retombée brutale de la charge anxieuse, un effondrement, avec un retour partiel à la réalité : c’est ainsi que l’on retrouve certains malades mentaux criminels prostrés sur les lieux du crime, ne cherchant pas à fuir ou à se cacher. Se rendant sans doute compte de ce qu’il venait de faire, Monsieur Traoré a ainsi tenté de faire croire que sa victime s’était suicidée, attitude pouvant donner l’illusion d’un stratagème de défense aussi fou que son geste. Mais qui pouvait y croire, alors qu’il venait de s’acharner aussi longuement sur elle, en hurlant ? Ce qui devait nous déterminer pour la juste appréciation de son degré de responsabilité n’est pas son état après l’acte, mais au moment des faits et du déferlement de violence, comme le demande le Code pénal. Et à ce sujet, pas l’once d’une divergence n’existe entre les experts.

S’il n’est pas responsable de ses actes, pourquoi la notion d’antisémitisme a t-elle finalement été retenue au terme de l’instruction ? Ne suppose-t-elle pas une intentionnalité et donc une lucidité ?

C’est l’un des arguments soulevés par le Grand Rabbin de France. Il s’agit là d’une question purement juridique, intellectuellement passionnante, mais que je ne me sens pas autorisé à trancher. Sur le plan psychiatrique, je peux en revanche expliquer que lorsqu’un sujet délire, les thèmes délirants sont bien sûr le reflet de ses croyances, de son éducation, de sa personnalité, mais aussi de l’ambiance sociétale. Il est difficile de nier qu’il existe un antisémitisme arabo-musulman et il n’y a aucune raison de penser que Monsieur Traoré, en pleine bouffée délirante, puisse y demeurer imperméable. L’assimilation des juifs au démon dans son crime et le déferlement de violences et d’insultes sont suffisamment éloquents et se passent de commentaire : un crime peut être fou et antisémite, même si l’enquête n’a pas permis de mettre en évidence, chez Kobili Traoré, des manifestations d’antisémitisme ou de radicalisation antérieures aux faits.

Dans le cas d’un accident de voiture mortel dans lequel le conducteur fautif était ivre, la prise d’alcool est considérée comme une circonstance aggravante. Ici, la prise de cannabis exonère Traoré d’un procès. Comment le grand public peut-il comprendre cette différence ?

Tout conducteur sait que l’alcool augmente le temps de réflexe, diminue la vigilance et est un facteur accidentogène. Il peut donc difficilement s’étonner être considéré comme responsable lors d’un accident, ou d’un passage à l’acte criminel. Le fumeur de cannabis, même s’il n’est pas, comme Kobili Traoré, un délinquant toxicomane, ignore généralement les effets redoutables de ce toxique, dont la banalisation actuelle dissimule la dangerosité. De surcroît, si au-delà de 2 g d’alcoolémie tout conducteur sans exception est à haut risque accidentogène, seule une infime minorité de fumeurs de cannabis développe une bouffée délirante. Le parallèle entre ces deux cas de figure est donc assez artificiel.

Certains dénoncent un « permis de tuer » des Juifs. Que leur répondez-vous ?

L’hésitation initiale à retenir la circonstance aggravante d’antisémitisme, au début de l’instruction, a pu donner à certains l’impression que cette dimension était niée, ou occultée, ce qui aggravait le désarroi et l’incompréhension. Mais je déplore que cette formule stupide et dangereuse, selon laquelle la Justice, en reconnaissant l’irresponsabilité pénale du meurtrier de Sarah Halimi, aurait délivré « un permis de tuer » ait été répandue par des gens informés, parfois même avocats, surfant sur l’émotion populaire ; il en est de même de cette idée obscène qu’il suffirait de « fumer un joint pour tuer une juive, en toute impunité ». De tels raccourcis sont indignes, en particulier lorsqu’ils sont le fait de professionnels du droit.

« On ne juge pas les fous, c’est ainsi, et c’est l’honneur de la Justice comme de la psychiatrie.

Je comprends et partage l’émoi de la communauté juive, atteinte à plusieurs reprises dans les dernières années par des crimes antisémites, commis par des auteurs de mouvance islamiste. Le Grand Rabbin de France, Haïm Korsia, dont la voix est respectée, a lui-même exprimé son incompréhension et son indignation, après l’audience devant la Chambre de l’instruction comme après l’arrêt de la Cour de cassation, allant jusqu’à parler de « scandale judiciaire ». Il commet selon moi une erreur d’analyse, en affirmant que « soit le meurtre est antisémite, et donc pensé, soit il est l’œuvre d’un irresponsable, et donc non pensé. Mais pas les deux à la fois ». Daniel Zagury comme notre collège avons clairement affirmé que le crime était fou et antisémite et les juges nous ont entendus.

C’est pourquoi je suis choqué lorsque j’entends, au journal de 18 heures de France Inter, le mercredi 14 avril, jour où la Cour de cassation a rendu son arrêt, Amélie Perrier lancer le sujet sans vergogne « L’affaire oppose depuis des années les experts psychiatres à la communauté juive ». Comment peut-on ainsi surfer sur l’émotion en étant aussi caricatural dans le propos ? C’est essentiellement pour faire œuvre de pédagogie que j’ai accepté de répondre à vos questions : je voudrais, en sachant à quel point la tâche est difficile devant une communauté bouleversée, donner un éclairage sur certains raccourcis et contre-vérités médiatiques.

Comprenez-vous que l’absence de procès puisse choquer ?

Naturellement je le comprends. Mais avec les réserves suivantes. Depuis la loi du 25 février 2008, dite « loi Dati », les familles de victimes d’un malade mental criminel ne sont plus privées du débat comme c’était auparavant le cas avec le non-lieu. Une audience publique se tient devant la chambre de l’Instruction en cas d’irresponsabilité pénale : les débats ne portent alors que sur cette question essentielle. À cette audience, qui a eu lieu le 27 novembre 2019 pour Kobili Traoré, assistent les parties civiles, les avocats, les experts et même la presse. Les experts sont entendus et les avocats ne se privent pas de les interroger : l’oralité des débats est essentielle et le débat est de mise. À l’issue de cette audience, la chambre de l’instruction peut soit renvoyer l’accusé devant la Cour d’assises, si les arguments en faveur de l’irresponsabilité pénale lui paraissent insuffisants, soit rendre un arrêt de déclaration de culpabilité et « d’irresponsabilité pénale pour trouble mental ». Le crime reproché au sujet est alors inscrit à son casier judiciaire, la culpabilité est définitivement établie, même s’il est pénalement irresponsable.

Le « non-lieu » qui révoltait autrefois les familles comme l’opinion a bien disparu. Cette évolution législative concilie, au terme d’un débat contradictoire, une reconnaissance de culpabilité et une irresponsabilité pénale. Ce qui est conforme au principe éthique de toutes les démocraties judiciaires, remontant au Droit romain, selon lequel les malades mentaux ne peuvent être condamnés. On ne juge pas les fous, c’est ainsi, et c’est l’honneur de la Justice comme de la psychiatrie. Citons à ce sujet Yves Lemoine, magistrat, historien : « Jamais, dans notre civilisation, on n’entendit les fous, même pour les crimes les plus atroces (…) Faire comparaître un dément, c’est renier le fondement même de notre civilisation ».

« J’ai été visé par les reproches et l’incompréhension d’une partie de la communauté juive. J’en ai été peiné, mais aussi indigné : le fait qu’un expert soit juif devrait-il influencer sa lecture d’un crime ou délit ? »

Une autre réserve est qu’un procès, en particulier lorsqu’il concerne un malade mental criminel, permet rarement la compréhension espérée par les familles de victimes : le crime du sujet psychotique est par définition irrationnel et incompréhensible. Sa compréhension échappe à tous, et à l’auteur lui-même. Elle est de plus possible devant la Chambre de l’instruction, pas uniquement et pas davantage devant une Cour d’assises.

Le dossier étant particulièrement sensible, vous avez vous-même subi des attaques personnelles. Pouvez-vous nous en parler ?

J’ai été particulièrement atteint et personnellement visé par les reproches et l’incompréhension d’une partie de la communauté juive. J’en ai été peiné, mais aussi indigné : le fait qu’un expert soit juif devrait-il influencer sa lecture d’un crime ou délit ? Dans cette hypothèse, aurait-il fallu ne désigner que des experts non-juifs ? C’est aussi absurde qu’offensant et ce serait pour le coup, presque de l’antisémitisme ! En tout cas de la discrimination…

La particularité était que je recevais ces reproches sur mon lit d’hôpital. Ayant subi peu après l’audience un grave accident de moto, qui aurait pu et dû être fatal, j’étais polytraumatisé, sortant du coma et de la réanimation lorsque j’ai entendu Maître Francis Szpiner, avocat des parties civiles, et donc auxiliaire de justice tout comme moi, me traiter de « Diafoirus de la médecine » sur un plateau de télévision. Entendre un avocat que j’estimais me traiter d’imposteur ou de charlatan, autrement dit manier l’invective ou l’injure, au seul motif que mon rapport n’a pas eu l’heur de lui convenir, fut une expérience singulière. Je ne pouvais évidemment rien répondre : d’une part parce que mon état ne le permettait pas, mais aussi et surtout parce que l’affaire n’était juridiquement pas close et que j’étais tenu à un devoir de réserve. Ce d’autant que bien qu’habitué aux joutes oratoires, ouvert à la contradiction et au débat, je ne me suis jamais départi d’une exigence de courtoisie.

Il m’a cependant été facile de prendre mes distances : ces querelles d’ego me semblaient dérisoires au regard de la tragédie que vivait la famille de Sarah Halimi et des enjeux juridiques et médico-légaux soulevés par cette affaire.

Kobili Traoré se trouve toujours hospitalisé dans une unité psychiatrique. Pourrait-il ressortir à court ou moyen terme ?

La réponse théorique est positive : une hospitalisation, même sur décision d’un représentant de l’État n’est pas une peine : sa durée n’est donc pas fixée. Lorsque les médias nous disent « l’assassin n’ira pas en prison », l’incompréhension et la colère se conjuguent, le public s’imaginant que l’auteur de ce crime atroce va recouvrer la liberté. Mais en pratique, le public doit comprendre d’une part que l’univers des UMD n’a rien à envier à l’univers carcéral en termes de coercition ; d’autre part qu’une sortie est hautement improbable à court et moyen terme. Il faudrait pour cela qu’un collège pluridisciplinaire, incluant le Directeur de l’établissement psychiatrique, considère que Monsieur Traoré ne présente plus de dangerosité psychiatrique. Que deux expertises psychiatriques, ordonnées par le représentant de l’État désignant des experts extérieurs à l’établissement concluent dans le même sens. Et enfin que cette décision soit avalisée par le Préfet.

« L’opinion est prompte à se révolter, mais ces débats méritent sagesse, sens de la nuance et technicité. »

À titre d’exemple, Romain Dupuy, auteur d’un double meurtre en 2005, n’est toujours pas sorti de l’UMD de Cadillac, malgré des expertises favorables. Dans le cas de Kobili Traoré, la peine, si elle avait été prononcée, aurait dû tenir compte de l’altération du discernement et donc être réduite. Ce qui fait que les malades mentaux criminels, s’ils sont condamnés, sortent parfois plus rapidement de prison que s’ils avaient été reconnus irresponsables et internés en psychiatrie. Mais qui le sait ?

Des députés et sénateurs veulent changer la loi pour exclure du champ de l’irresponsabilité pénale les individus ayant consommé du cannabis. Qu’en pensez-vous ?

Une commission se penche actuellement sur la question, j’ignore la teneur de ses conclusions. La question est complexe, et concerne plus le législateur que le psychiatre, d’autant qu’il faut différencier l’ivresse cannabique, où la drogue a un effet précipitant de premier plan, du rôle favorisant du cannabis dans le déterminisme multifactoriel d’un trouble psychotique où se mêlent facteurs psychologiques, neuro-développementaux, génétiques, sociaux… sans qu’il soit aisé de préciser le poids respectif de ces différents paramètres. Il ne faut toutefois pas méconnaître la nature même de la maladie mentale, qui pousse les sujets psychotiques à consommer des toxiques, même s’ils sont informés de leur dangerosité, ou encore à interrompre des traitements qui leur sont indispensables. Que faire devant un schizophrène en rupture thérapeutique qui commet un crime ? L’opinion est prompte à se révolter, mais ces débats méritent sagesse, sens de la nuance et technicité.

Je l’ai souvent dit : le doute, en expertise, est une qualité professionnelle et il faut se méfier des experts dogmatiques ou péremptoires. Le doute : cet « état d’esprit intermédiaire entre l’ignorance et la certitude… »

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