Publié par Gaia - Dreuz le 9 mars 2023
Comment la France subvertit les négociations collectives pour favoriser les plateformes des grandes entreprises technologiques

Dans la bataille pour les droits des travailleurs itinérants, la France joue selon ses propres règles. Alors que l’Union européenne s’apprête à adopter une loi renforçant les droits des travailleurs des plateformes, Paris espère éviter la future directive en instaurant des négociations collectives entre les représentants des travailleurs clandestins et les plateformes.

Comparée à ses partenaires nordiques et allemands, la France n’a pas de tradition de négociation collective forte en matière de droits sociaux. Le « dialogue social » actuel – un processus dans lequel les travailleurs des plateformes élisent des organisations pour les représenter – qui a lieu en France est accusé d’être déséquilibré.

Certaines nouvelles organisations représentant les travailleurs occasionnels ont été accusées d’être inexpérimentées et de défendre les intérêts de la plateforme – avec la bénédiction du gouvernement français.

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« Nous travaillons sur quelque chose d’unique qui n’existe pas dans le reste du monde « , ont déclaré à EUobserver des fonctionnaires français représentant les plateformes de chauffeurs et de coursiers – Uber, Deliveroo, Stuart [une start-up publique de livraison] et d’autres – ainsi que la FNAE, l’une de ces nouvelles organisations de travailleurs.

Les négociations collectives, qui ont été lancées en octobre dernier, visent à  » convenir de droits sociaux et de meilleures conditions de travail pour les travailleurs tout en protégeant le modèle d’entreprise des plateformes « , explique Joël Blondel, responsable de l’organe administratif qui supervise les négociations.

Quel modèle économique ? « Le fait qu’elles travaillent avec des travailleurs indépendants et les mettent en contact avec des clients, au lieu d’avoir des employés », explique M. Blondel. Actuellement, comme dans la plupart des pays d’Europe, les travailleurs occasionnels français sont des travailleurs indépendants qui, en tant que tels, ne bénéficient d’aucune prestation sociale, ce qui permet aux plateformes d’échapper aux charges sociales.

Les propos de M. Blondel ne sont pas surprenants, car Paris fait des pieds et des mains à Bruxelles pour se débarrasser d’une proposition de la Commission pour une loi européenne sur les travailleurs des plateformes, qui prévoit une « présomption d’emploi ». Cette loi permettrait aux travailleurs occasionnels d’être reclassés en tant que salariés s’ils remplissent certains critères, la charge de la preuve de l’absence d’une telle relation incombant à la plateforme.

Si elle est adoptée par les législateurs européens, la future directive sera une victoire pour la gauche et les syndicats de travailleurs.

Une première manche de la bataille a été remportée au Parlement européen en février, mais le Conseil de l’UE doit encore se mettre d’accord sur une position. Paris espère que la promotion de la négociation collective en France aidera le pays à obtenir une dérogation à la future législation européenne.

Le compromis discuté par les 27 États membres sous la présidence tchèque prévoyait déjà une disposition en ce sens. La France s’efforce actuellement de maintenir les conventions collectives comme porte de sortie à la « présomption d’emploi » dans le cadre des discussions menées sous la présidence suédoise.

En coulisses, les plateformes sont reconnaissantes au gouvernement français ; après tout, il vaut mieux créer ses propres règles par la négociation collective que de s’opposer à une loi européenne qui bouleverse son modèle d’entreprise.

C’est d’autant plus vrai si vous avez suffisamment de poids pour imposer votre point de vue dans les négociations. En France, les syndicats, qui sont élus par les travailleurs, envoient leurs représentants négocier avec les employeurs dans le cadre de conventions collectives organisées par secteur économique ou par entreprise.

Mais face aux puissantes plateformes Big Tech, il n’y avait que du vide, jusqu’à ce que le gouvernement décide de lancer les négociations sur les droits des travailleurs des plateformes.

En tant que travailleurs indépendants, les chauffeurs et les coursiers n’avaient pas de syndicat pour les représenter. C’est pourquoi Paris a décidé d’organiser des élections et d’ouvrir les portes aux nouveaux venus qui soutiennent le travail indépendant, aux côtés des syndicats traditionnels comme la CFDT centriste et la CGT de gauche, enclins à demander des droits pour les travailleurs itinérants.

Des chevaux de Troie ?

Les élections n’ont pas été un succès. Sur les 84 000 coursiers et 40 000 chauffeurs inscrits, moins de deux pour cent des coursiers et quatre pour cent des chauffeurs se sont présentés pour élire les organisations censées défendre leurs intérêts pendant les négociations. Ce faible taux de participation n’est pas surprenant dans un pays où seuls 10,3 % des travailleurs sont affiliés à un syndicat, en particulier pour le travail sur plate-forme, un nouveau secteur de l’économie qui comporte une part de travail informel, notamment parmi les coursiers.

La manière dont le processus français de négociation collective a démarré a fait sourciller Bruxelles. Certains fonctionnaires de la Commission européenne, qui craignent que l’économie de l’abondance n’entraîne l’apparition de « syndicats jaunes » [chevaux de Troie défendant efficacement les intérêts des entreprises], ont examiné de près les nouvelles organisations qui ont émergé sur la scène syndicale française.

Comme l’a expliqué un fonctionnaire à EUobserver, ces syndicats  » créent des tensions avec les autres partenaires sociaux qui remettent en cause leur légitimité, et nous pensons qu’ils n’obtiennent pas d’accords en faveur des travailleurs, mais en faveur des entreprises « .

M. Blondel ne cache pas que son administration a elle-même laissé une fédération patronale des transports routiers – la FNTR – s’inscrire du côté des travailleurs aux élections, même si elle n’a pas été élue.

Parmi les vainqueurs des élections, la FNAE est décrite par le négociateur de la CGT Ludovic Rioux comme « inexpérimentée » face aux négociateurs bien établis des plateformes mais aussi « déconnectée des coursiers sur le terrain ». Il explique : « De nombreux coursiers sous-louent souvent les comptes de leur plateforme à d’autres. Il est dans l’intérêt des véritables propriétaires de ces comptes de maintenir le statu quo ».

Et de ne pas élire des représentants d’un syndicat comme la CGT qui souhaite la fin du travail indépendant dans le secteur.

« Cette négociation collective est déséquilibrée, avec un front syndical divisé », prévient Josepha Dirringer, chercheuse en protection des travailleurs à l’université de Rennes. « Une organisation comme la FNAE prétend représenter les travailleurs indépendants, ce qui signifie qu’elle représente les entreprises. On peut se demander s’ils ont le droit de négocier collectivement en respectant le droit du travail ». Selon M. Dirringer, ce sont les règles économiques qui doivent s’appliquer. « Lorsque des entreprises s’entendent avec d’autres entreprises sur un prix, on parle de cartel, ce qui est interdit par les autorités de la concurrence ».

La chercheuse pense que le gouvernement français exploite la négociation collective en faveur des plateformes, bien loin de ce que vivent réellement les travailleurs occasionnels sur le terrain. Elle plaide pour plus de protection sociale pour eux et le respect des règles de négociation collective. « Même si l’UE a récemment assoupli la possibilité pour les travailleurs indépendants de prendre part à des négociations collectives, la rémunération convenue récemment en France pour les chauffeurs relève toujours, à mes yeux, des règles de la concurrence ».

Les révélations du dossier Uber ont mis en lumière la façon dont Uber et le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, ont travaillé ensemble pour imposer la plateforme et son modèle économique sur le marché français (Photo : consilium.eu).

Macron et les dossiers Uber

En janvier dernier, les négociateurs des chauffeurs et les plateformes se sont mis d’accord sur un tarif minimum pour chaque course. C’était un premier résultat réussi des négociations, aux yeux des organisations de défense du travail indépendant. Uber appliquait le tarif le plus bas du marché – 6 euros – et la négociation collective l’a porté à 7,65 euros, quelle que soit la distance de la course. Le prix final pour le consommateur est aujourd’hui de 10,20 euros, commission d’Uber incluse.

La CFDT a refusé de signer l’accord demandant un tarif horaire minimum, mais le syndicat était minoritaire.

« L' »économie occasionnelle » fait partie de la stratégie du gouvernement français pour atteindre le plein emploi, même si c’est un emploi de faible qualité », explique l’avocat Jérôme Giusti, qui a plusieurs dossiers en cours pour des chauffeurs qui veulent être classés comme salariés. « Les droits qui sont négociés collectivement en France ne protégeront jamais les travailleurs aussi bien que s’ils étaient des salariés ».

Les dossiers Uber ont mis en lumière la manière dont Uber et le ministre de l’économie de l’époque, Emmanuel Macron, ont travaillé ensemble pour imposer la plateforme et son modèle d’entreprise sur le marché français.

Cependant, aujourd’hui, la stratégie de Paris n’est pas seulement soumise à la pression des législateurs européens, elle doit également faire face aux juges nationaux. La Cour de cassation, la plus haute juridiction française pour les affaires pénales et civiles, a qualifié en 2020, puis en janvier dernier, certains chauffeurs travaillant pour Uber de salariés.

M. Blondel a minimisé l’impact de ces décisions : « Il n’y a pas de mouvement massif de travailleurs occasionnnels pour saisir les tribunaux ».

De même, Laureline Serieys, directrice générale d’Uber en France, affirme que la plupart d’entre eux souhaitent rester indépendants. « Ceux qui militent pour un système de salariés veulent plus de protections sociales. Je ne suis pas contre », explique Laureline Serieys à EUobserver. « Mais il faut inventer un nouveau monde où les travailleurs peuvent être indépendants tout en bénéficiant de plus de protections sociales. C’est le mérite de la négociation collective française actuelle ».

Cela semble constituer une nouvelle révolution française – du moins du point de vue des entreprises – avec un gouvernement qui fait du lobbying à Bruxelles pour défendre les intérêts de la plateforme.

Reproduction autorisée avec la mention suivante : © Traduction de Gaïa pour Dreuz.info.

Source : EUObserver

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