Publié par Thierry Martin le 6 avril 2023

Saynète tragi-comique

(Emmanuel et Brigitte répètent. Lui dans le salon, elle dans la cuisine. Les doubles rideaux du salon sont tirés, la nuit est tombée, la grande pendule affiche onze heures moins le quart.)

Une clameur étouffée sourd à travers les murs épaissis et le double vitrage dus aux normes anti-passoires thermiques qui ont interdit à la location près de la moitié du parc locatif.

  • Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent dehors ? (Elle, de la cuisine.)

(Lui, seul, assis sur le côté gauche du divan, près de la chaine Hifi, lit le journal.)

  • Sais pas, des travaux peut-être.
  • À c’t’heure-ci ?
  • C’est une dingue de travaux.
  • Si tu le dis, baby.
  • Tu as vu ça, ma chérie ?
  • Quoi ?
  • Ce débat citoyen sur la fin de vie. (Agitant le journal comme si elle était en face de lui.)
  • Ah, l’euthanasie, mais tu n’es pas concerné.
  • Je pensais à toi, bibiche.

Rires.

  • Mais je ne souffre pas, moi !?
  • Je sais, mais je ne voudrais pas partir avant toi.
  • Tu voudrais partir ?
  • Pourquoi ?
  • Beaucoup de gens dehors en seraient ravis.

Brouhaha extérieur.

  • En ont jamais assez, tiens écoute ça :

(Il se lève et pousse un temps à fond la sono, espérant qu’on l’entende dehors)

Nous tout c’qu’on veut c’est être heureux
Être heureux avant d’être vieux
On n’a pas l’temps d’attendre d’avoir 30 ans

  • Non, mais t’as pas vu l’heure. Sois un peu sérieux.
  • Tu l’aimais pourtant ton adolescent quand il t’a conquise. Ton preux chevalier… tu disais.
  • Oui, mais maintenant tu es « manageur de transition », ils comptent sur toi. (Dit-elle en prononçant les guillemets.)
  • Qui ?
  • Ne fais pas l’idiot, tu vas me foutre en rogne.
  • L’intitulé du poste c’était « Conduite du changement, vaincre les résistances », première étape : « création du chaos », c’est fait. (Il prononce à chaque fois les guillemets, et joignant le geste à la parole, il lève les bras en repliant ses deux doigts tendus de chaque côté.)
  • On dirait que ça t’amuse.

Le brouhaha extérieur redouble.

  • Veulent pas mourir au travail qu’ils disent, mais la roue tourne, 70% des Français sont favorables à l’euthanasie et au suicide assisté, et la moitié du reste ne sait pas. Donc 85% sont favorables ou s’en fichent. Autant dire un triomphe nord-coréen pour bibi lolo. (Il agite son journal comme un drapeau.)
  • Et toi ?
  • Moi je m’en fiche !
  • Tu as toujours été bravache, comme quand tu jouais Dom Juan face à la statue du Commandeur, et que tu lui tendais la main alors que l’enfer s’ouvrait sous tes pieds.
  • Mais qu’est-ce que tu fabricotes à la fin.
  • J’arrive.

(Elle le rejoint dans le salon, s’assied près de lui sur le divan en lui tendant un bol.)

(Agacé.)

  • Ha ! mais c’est quoi encore ?
  • Bois, pendant que c’est chaud.   
  • Et toi ?
  • Je l’ai bu dans la cuisine.
    (Il s’exécute.)
  • Bon, voilà, tu es contente ?
  • Diablement bon ! ce bouillon ! j’en reprendrai bien.
  • On n’en prend qu’une seule fois.
  • Mais… c’é-tait… quoi ?
  • Le bouillon d’onze heures.

La pendule sonne onze coups. Ils s’écroulent dans les bras l’un de l’autre. Dehors la porte cède sous les coups de boutoir.

(Le rideau tombe.)

Applaudissements, rires, sifflets.

© Thierry Martin pour Dreuz.info


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