Publié par Dreuz Info le 28 juin 2023

Comment finira Evgueni Prigozhine ?

Comme l’imposteur Gregori Otrepiev, avatar du dauphin Dimitri, assassiné le 17 mai 1606 par les boyards pour avoir armé une garde de mercenaires ?

Comme l’usurpateur Emelian Pougatchev, travesti en Pierre III, décapité le 10 janvier 1775 pour avoir marché sur Moscou à la tête d’une troupe d’insurgés ?

Sa destinée n’égalera sûrement pas celle du prétendant Boris Godounov, le chambellan d’Ivan le Terrible, couronné le 1er septembre 1598 par les cliques et les chapelles pour pallier la carence d’un successeur.

Ou du putschiste Lénine revenu de l’étranger pour profiter du désastre militaire sur le front de l’Est et s’emparer le 26 octobre 1917 du Palais d’Hiver.

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En vingt-cinq ans de domination absolue, Vladimir Poutine nous a fait oublier l’instabilité chronique de la Russie, la fragilité de ses institutions, mais aussi de ses incarnations politiques. Il a effacé la centaine de faux tsars, tsarévitch, prophètes, messies et autres sauveurs providentiels qui ont hanté les cinq siècles de son essor impérial. De même que le millier d’apparatchiks qui ont valsé du Politburo ou du Gosplan au fil des révisions idéologiques de l’Union soviétique. Potemkine ripolinait les villages. Lui a fardé l’État.

Voici toutefois que ces ombres ont trouvé à se réincarner dans un cuisinier de cour devenu un chien de guerre si enragé qu’il s’est retourné contre son maître. L’ancien guébiste régnant sur le Kremlin, expert en éliminations, ne s’y est pas trompé : c’est un combat sans merci que le patron de Wagner a voulu engager. Létal à terme. Réduit, pour l’heure, au spectacle d’un bras de fer en mondovision. L’explication la plus convaincante de cet épisode abracadabrant reste que Poutine avait lâché ce sbire encombrant tenté de se tailler un parti et l’avait sommé de rentrer dans le rang. Que le bombardement raté de l’état-major sur le campement de Prigozhine le visait personnellement. Et que le serviteur trahi s’est rendu à Moscou pour rappeler à ses devoirs son protecteur défaillant. D’où, autre scène surréaliste, sa péroraison, une fois son invincibilité démontrée, sur le sang russe que nul ne saurait verser.

Quelles leçons en tirer ? D’abord, la nature mafieuse du régime, de cette alliance inédite entre espions et oligarques voués au seul culte de la puissance, se vérifie. Traduction cinématographique : après s’être imposé, mitrailleuse au poing, dans les quartiers limitrophes et les lointaines zones de trafic, le capo rebelle s’attaque au parrain usé, isolé dans sa tour d’ivoire, désinformé par des conseillers également vieillissants, gavés et dépassés. Un scénario qui siérait plutôt à Scorsese ou Coppola ?

Malheureusement, la criminalisation de la Russie par le haut n’est plus à prouver. En chutant, le communisme n’a pas engendré, mais a consacré le gangstérisme que, dès ses débuts, il avait extrait des prisons pour servir son système de terreur. Ensuite, la déréalisation de type schizoïde qu’a induite la fabrique du mensonge officiel se poursuit et, naturellement, s’aggrave. Jusqu’à s’inverser. Sur la guerre, le tyran continue à dire faux et le sicaire se met à dire vrai. Le mouvement de contestation ne surgit pas de la frange libérale mais du bloc néototalitaire. Les soldats mobilisés se méfient moins des miliciens séditieux que des officiers serviles et ils n’entendent pas plus mourir pour prendre Kiev que pour défendre Moscou. Autre face du malheur russe, si Prigozhine flatte le quidam lobotomisé de 2023 autant que Poutine charmait celui mal désoviétisé de 1999, c’est que, braillard, belliciste et barbare, il représente l’homo poutinicus achevé. Enfin, le jeu des rivalités qui vient d’éclater publiquement est inexorable parce que d’ordre mimétique. Mieux vaut laisser César et Brutus, le Maharal et le Golem de côté. La fatalité circulaire qui accable Frankenstein est autrement éclairante car résolument moderne : la créature maléfique, condamnée à répéter la mécanique vengeresse que son créateur autodivinisé lui a insufflée, ne peut se venger de lui qu’en l’obligeant à se venger d’elle. Plus précisément, selon l’Évangile : « Satan en expulsant Satan divise son royaume contre lui-même. »

L’erreur d’appréhension commune, au cours de ces 72 heures qui ont rendu vacant le siège du pouvoir à Moscou, a été de les résumer à un duel entre Prigozhine et Poutine. Quitte à omettre le troisième homme à qui aurait et qui a certainement profité de ce crime de lèse-majesté retransmis en direct sur les réseaux sociaux. Or les candidats ne manquent pas. On peut en dresser un tiercé en forme de troïka. Descendant d’aristocrates bolchévisés, Sergueï Narychkine a épuisé tous les hauts postes avant d’être chargé de l’espionnage extérieur. Partisan d’un apaisement avec l’Occident, il est suivi par Sergueï Choïgou, à la Défense, et Valeri Guerassimov, aux armées. Humilié par Poutine au début de la guerre, il subit depuis l’hostilité de Prigozhine, désormais renforcée par les bénéfices de sa randonnée factieuse. Pour cette aile réaliste, le compte à rebours en mode survie est enclenché. Pour l’aile affairiste, portée par Igor Setchine, le patron de Rosneft, le Gazprom du pétrole, et vice-premier ministre, la guerre n’a que trop duré et l’isolationnisme façon Corée du Nord ne saurait être une solution. L’entêtement de Poutine commence à lasser même son vieux camarade des années pétersbourgeoises. Pour la camarilla que Setchine représente, il est temps que le business reprenne. Au centre, se tient, massif, le clan slavophile qui regrette l’invasion, se veut plus nationaliste qu’impérialiste et voit dans l’eurasisme une simple variable d’ajustement. Il est la main de Nikolaï Patrouchev, l’éternel compagnon de Vladimir Poutine, qui administre l’entier appareil sécuritaire. Et qui considère que son fils Dmitri, 45 ans, diplômé de Harvard et actuel ministre de l’Agriculture, ferait un digne successeur à la tête d’une Russie réellement forte.

Tous peuvent dire merci à Evgueni Prigozhine. Le bouffon a montré que le roi est nu. Impuissant, fuyant, médiocre. Faible et affaibli. Que sa mise à l’écart n’est que partie remise.

Par Jean-François Colosimo, Spécialiste du monde de l’orthodoxie, il est également directeur général des Éditions du Cerf. Dernier ouvrage paru : « La Crucifixion de l’Ukraine. Mille ans de guerres de Religion en Europe », Albin Michel, septembre 2022

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